LE PERSONNAGE : SES AMBITIONS
On ne comprendra rien à l’art et à la manière de Louis Pasteur si l’on
ne connaît pas le ressort essentiel qui pousse cet homme à l’action : une
ambition démesurée et une forte volonté de la réaliser. La carrière de Pasteur
n’est pas au service de la rigueur scientifique ou du bien du malade comme on
se plaît à nous l’enseigner ; son travail se bâtit sur des rêves qu’il
s’applique à faire valoir, même si ceux-ci l’amènent contre un mur, l’obligeant
à des volte-face pour affirmer le contraire ; il réussit ses pirouettes, marche
sur des cordes raides et retombe sur ses pieds avec les applaudissements du
public. Grâce à la méthode Pasteur.
Exagération ?
Nous allons le voir tout à l’heure ! Ce que nous affirmons, nous n’en
donnerons pour démonstration que des exemples définitifs, tirés de la vie même
du célèbre chimiste.
* * *
Si dans sa jeunesse Pasteur possède quelques dons particuliers, c’est
dans la peinture qu’il les montre, si l’on en juge par un portait au pastel
qu’il fait de sa mère quand il est très jeune et qui montre une maturité
étonnante. Sa mère ? Sans sourire, figée, sévère : la voit-il ainsi ou est-elle
vraiment une femme « coincée » ? Le père, un artisan tanneur, certainement
aisé, est honnête, travailleur, sérieux. On ne rit pas dans la famille Pasteur.
Il héritera de cette sévérité familiale, le rire n’est pas le propre de
Pasteur.
Élève régulier à l’école, sans plus, il n’exploitera jamais ces dons
artistiques.
On l’aurait bien vu dans la littérature : il écrit très bien.
On pourrait l’imaginer au barreau : il parle d’or, il a la répartie de
fer.
Il va s’enfermer dans son laboratoire, « c’est un fauve dans sa cage »
dit de lui son collaborateur Roux, « il ne s’inquiète pas de ceux qui sont
autour de lui », ajoute son neveu Loir, « que pour se servir d’eux ». Quand il
sort de sa cage, c’est pour aller défendre ses idées, griffes cachées, dans les
réunions savantes.
* * *
On n’est pas ambitieux de naissance. On le devient. Dire que Pasteur a
réalisé des ambitions familiales serait osé, mais exact de constater qu’il est
constamment porté par cette famille qui ne cesse de l’admirer et de
l’applaudir. Dès que son père verra Louis capable de s’élever au-dessus de sa
condition, il le poussera. Mais il restera honnête ; Louis, non.
Louis Pasteur est le fils unique de la famille ; il a trois sœurs, dont
l’une est plus âgée de quatre ans que lui et les deux autres sont ses cadettes.
Fils chéri d’une famille féminine, il grandit sous les yeux adorateurs de ses
parents. Sans doute cette admiration familiale et une enfance de plein air à
Dôle contribuèrent beaucoup à lui donner une insolente confiance en lui.
Etudiant, par sa correspondance, il fait partager à sa famille les buts
qu’il se donne et les problèmes qu’il doit résoudre. Il a conscience de l’effet
produit, et de l’importance que lui donne son ascension vis-à-vis des siens :
son image familiale est une raison forte de son action. Envers ses deux sœurs
cadettes, il prodigue ordres et conseils, exerçant sur elles une autorité quasi
paternelle.
Bachelier « ès sciences mathématiques » à Besançon le 13 août 1842, il
est reçu au concours d’entrée de l’École Normale quinzième sur vingt-deux.
Cette place ne lui convient pas ; décide de refaire une année de préparation, à
Paris cette fois. Il s’en justifie à sa famille : » A Besançon, si j’y étais
resté, je n’aurais eu que M. Douche (le professeur de mathématiques) de bon, et
puis sachez bien que les examinateurs préféreront toujours un élève de Paris à
un élève de province ». Cette vocation de briller à Paris marquera toute sa
vie.
En 1843, admis à l’École Normale avec la place de quatrième, il passe
l’agrégation de Physique et de Chimie, et reste à l’École Normale comme préparateur.
Il est bien placé pour passer ses thèses de Physique et de Chimie ; il profite
surtout du temps où il n’a pas encore de poste définitif (la province
l’attend !) pour nouer de solides contacts avec des personnages influents du
monde scientifique parisien.
Voyons comment il aborde Jean-Baptiste Dumas, un des grands maîtres de
la chimie au XIXème siècle. Cette lettre est un chef d’œuvre de diplomatie ; le
lecteur saura lire entre les lignes les sentiments d’ambition de celui qui
l’écrit :
A J.-B. Dumas
Paris, le 7 novembre 1846
Monsieur,
Permettez-moi de vous adresser une demande. Je suis sorti cette année
de l’École Normale agrégé des sciences physiques, et sur la proposition de M.
Balard, j’ai été nommé préparateur de chimie de cette école. Vous le savez sans
doute, Monsieur, ces places de préparateur ne vous appellent à Paris que pour
un espace de temps assez court, deux ou trois années au plus, et nous
retournerons alors professeurs en province. J’ai un grand désir, Monsieur, de
consacrer une partie de mon temps durant mon séjour à Paris à m’exercer à l’art
difficile de l’enseignement. Je vous le dirai avec une franchise trop naïve
peut-être, j’ai l’ambition de devenir un professeur distingué. Pour atteindre
ce but il faut une longue pratique et c’est afin de me procurer, s’il est
possible, le moyen de m’exercer à l’enseignement que j’ose vous adresser cette
lettre.
Ce n’est pas chose facile que de trouver à Paris le moyen de faire un
cours de chimie ou de physique à plusieurs auditeurs réunis. J’ai pensé aux
institutions ; mais elles manquent d’appareils. Une discipline assez souvent
difficile y paralyse l’énergie et le zèle du professeur, et ce serait avec
peine que l’on pourrait saisir l’attention des élèves sans les expériences.
J’ai pensé à demander l’autorisation de faire un cours de chimie à l’Athénée
royal. Mais, outre la répugnance que j’aurais à y faire un cours de chimie le
soir, des personnes m’ont offert des objections qui me détournent de cette
demande. Alors j’ai eu l’idée que peut-être à l’École Centrale vous auriez
besoin d’un répétiteur accessoire de physique ou mieux de chimie et je viens
m’offrir à vous. Les jugements portés par nos maîtres de conférences sur les
exercices oraux de l’École en 3e année et ceux de l’agrégation me permettront
de vous dire que j’arriverai à enseigner avec clarté et énergie dans
l’exposition.
Du reste, Monsieur, soyez assuré que je ne vous fais cette demande ni
dans le but de gagner de l’argent, ni dans le but, beaucoup plus digne de
reproches, de me mettre en relation, afin de parvenir, avec une personne aussi
haut placée que vous dans une science à laquelle, moi aussi, j’ai la pensée de
dévouer ma vie. Mon désir surtout, je le redis encore, est de me procurer le
moyen de me perfectionner dans l’art de l’enseignement.
Vous excuserez mieux, peut-être, la hardiesse de ma démarche en vous
rappelant le temps où vous aspiriez au talent de professeur. Je suis trop jeune
pour avoir vu vos débuts ; mais assurément vous n’êtes pas arrivé tout à coup
au sommet que vous avez atteint, et vous avez dû désirer beaucoup jadis obtenir
un enseignement capable de vous mettre à même d’essayer de gravir cette pente
élevée que vous dominez aujourd’hui.
Recevez Monsieur l’assurance de mon profond respect.
Louis
Pasteur, de L’École Normale
Et Pasteur fait la connaissance de Jean-Baptiste Dumas : il donne des
répétitions à l’École Centrale. Son père lui écrit le 17 août d’Arbois : «
encore une fois, si on ne te donne rien pour les répétitions, qu’il en soit la
même chose, elles seront bien assez payées par la protection d’un homme aussi
haut placé et si la somme qu’on pourra t’offrir était un peu forte, n’en
accepte que la moitié, ou enfin dans une moindre partie, mets dans cela une
grande délicatesse... » En bon La Fontaine, le conseil se résume en : « ne tue
pas la poule aux d’or ». La protection de Dumas a valeur de fortune faite ;
Pasteur ne s’y trompe pas, et son père ne s’y trompe pas non plus.
Manque un beau mariage. Papa Pasteur lui écrit sans ambages (lettre du
25 décembre 1848) : « voici ce que me disait il y a bien peu M. Bergeret :
"votre fils est dans une belle position pour faire un brillant mariage et
sans doute comme tant d’autres il ne s’en doute pas. L’homme est ainsi fait :
jeune, il tient peu compte de son mérite. Je vous engage m’a-t-il dit, à lui
insinuer de bonne heure qu’il n’a qu’à demander pour obtenir, un refus n’est
fait à de tels jeunes hommes que par des sottes et par des sots... Si j’avais
une fille, 150 mille francs à lui donner, je préférerais cent fois un
jeune homme dans la position de votre fils à un de ces flâneurs qui ne sont
qu’à charge à eux-mêmes et à la société." »
Le jeune Pasteur saura bientôt profiter du conseil.
Nommé à Dijon en 1848 , il profite de ses derniers mois à Paris pour
présenter une étude de Minéralogie . Jean-Baptiste Biot, vieux savant ~ il est
né en 1774 ~ un des pères de l’électromagnétisme et inventeur de la
polarimétrie, s’intéresse à ce rapport qui montre ~ sur l’acide tartrique ~
que, si un composé cristallin soluble se présente sous deux formes symétriques,
les propriétés optiques (pouvoir rotatoire) de leurs solutions sont en relation
avec leur symétrie.
Biot, incrédule d’abord, demande à Pasteur de faire une expérience de
contrôle dans son laboratoire. Convaincu alors de la valeur de son travail , il
se lie d’amitié avec le jeune homme , amitié qui, s’ajoutant à celle de Dumas,
lui ouvre la porte de bien des ambitions.
Hélas, le voilà nommé à Dijon, professeur de Lycée, donnant des cours à
une classe de 80 élèves. Travail qu’il n’apprécie guère. Il n’importe : faisant
jouer ses relations parisiennes, deux mois après, il est nommé à la Faculté des
Sciences de Strasbourg.
Dans l’immédiat, que va faire le jeune homme en arrivant dans cette
ville inconnue ? Résoudre des problèmes d’adaptation, de logement, préparer ses
cours ?... Point du tout. Dix jours après son arrivée, lui si froid, le voici
qui tombe amoureux. D’une bergère, de la fille du concierge, de celle du
pasteur ? Pas du tout ; il tombe amoureux de Mademoiselle Marie Laurent, la
fille du doyen. En quelques jours, il prétend connaître assez la demoiselle
pour lui confier son avenir. Le dix février, dans une longue lettre qu’il
envoie à M. Laurent, il lui fait savoir que M. Pasteur père viendra le trouver
pour « une demande d’une haute gravité pour moi et pour votre famille », lettre
où il est question de position sociale, de promesses d’avenir, jamais de
quelque sentiment envers Marie Laurent.
Marché conclu, mariage accepté. Il est reçu en mars dans la famille du
recteur, et dès la fin de ce mois il écrit à Marie Laurent :
Le 31 mars
Mademoiselle,
Depuis deux jours, tout a changé pour moi. Mon avenir, mon bonheur
sont désormais entre vos mains. Tout ce que je regrette et regrette sincèrement
c’est de ne pas être plus digne de vous, c’est de n’avoir pas à vous offrir
bien des qualités qui me manquent tout à fait, une position plus belle, mais
que j’essaierai d’améliorer par les plus grands efforts. Je ne laisse pas
toujours voir le plaisir que j’éprouve, mais c’en a été un très grand pour moi
d’apprendre que vous aimiez Paris et que vous désiriez y retourner. C’est aussi
mon rêve. C’était mon ambition pour moi ; ce sera maintenant mon ambition pour
nous, et je serais bien heureux si dans quelques années nous pouvions y
retourner dans une position avantageuse...
Le temps vous dira que sous ce dehors froid et timide qui doit vous
déplaire, il y a un cœur plein d’affection pour vous dont tout le bonheur sera
dans votre estime et dans votre amitié sincère.
Adieu. Votre meilleur ami
Louis
Pasteur
Ces amours viennent, comme les autres événements de la vie de Pasteur, à
point nommé pour jalonner solidement sa carrière. Madame Pasteur sera pour son
mari une femme dévouée et fidèle ; il semble d’ailleurs, ceci pour la petite
histoire, que les chimistes les plus connus de l’Hexagone aient eu en amour
beaucoup de chance. . La différence entre celles-ci et Madame Pasteur est que
celle-ci s’ennuya sa vie durant avec un homme qui vivait avec, dans et pour son
travail.
Pasteur dit vouloir faire le bonheur de sa femme en la menant à la
postérité, et non pas en lui donnant une vie de famille. Qu’en est-il ? On ne
s’exprime guère chez les Pasteur ; sa fille dira de son bougon de père : « il
ne rit jamais ». A table, on parle travail. Celui qui ne pense qu’à ça,
délaisse sa femme. Dans une lettre à son ami Chappuis, de fin décembre
1851 ~ soit trois ans après son mariage ~ il écrit : « Je crois t’avoir
dit que je touchais à des mystères et que le voile qui les couvre va diminuant
de plus en plus. Aussi les nuits me paraissent trop longues Cependant je
ne me plains pas. Je prépare mes leçons facilement et j’ai cinq jours pleins à
conserver par semaine au laboratoire. Je suis souvent grondé par Madame Pasteur
que je console en disant que je la mène à la postérité. »
Madame Pasteur s’ennuie. Assez pour qu’à la fin de sa vie, prenant au
pied de la lettre l’adage de son mari ~ « Le vin est la plus hygiénique et la
meilleure des boissons » ~, elle s’intéresse d’assez près à la bouteille.
Pour l’instant, voici Pasteur « bien » marié. En 1853, il reçoit un prix
de 1 500 francs pour son travail sur la transformation de l’acide tartrique.
Tout lui sourit.
* * *
Il va donner un coup de pouce supplémentaire à la chance. Il monte une
opération, qui, s’il en était encore besoin, suffirait à découvrir l’arrivisme
du fils de l’humble et honnête artisan d’Arbois.
Afin de devenir membre correspondant de l’Institut, il veut resserrer
les liens qu’il a noués quelques années auparavant à Paris. Il lui faut une
vacance. Il veut aussi conserver sa paye. Pour ce faire, avec l’aide de son
recteur de beau-père, de Dumas et de Biot ~ il faut lire les conseils de
celui-ci pendant cette période ~ il monte une vraie magouille : le bon jeune
homme plein d’avenir se fait « porter raide » ! Voyez plutôt cette lettre de M.
Laurent, beau-père de Pasteur :
(lettre adressée à Jean-Baptiste Dumas, alors Inspecteur Général de
l’Enseignement Supérieur)
14 février 1854
Monsieur l’Inspecteur Général,
Mon gendre, M. Pasteur, professeur de Chimie à la Faculté des
Sciences de Strasbourg, est atteint d’une affection au cœur dont il ignore et
doit même ignorer la gravité. Le mal se révèle par des symptômes assez
alarmants pour exiger immédiatement une cessation momentanée du travail auquel
il s’est livré avec tant de zèle depuis quelques années.
M. Biot, qui partage notre sollicitude et qui constate lui-même avec
regret l’état de M. Pasteur, se joint à moi pour vous prier, Monsieur, de
vouloir bien intervenir auprès de Monsieur le Ministre à l’effet d’obtenir aux
meilleures conditions possibles un congé de quelques mois qu’il sera peut-être
indispensable de prolonger jusqu’aux prochaines vacances.
J’ose compter, M. l’inspecteur général, sur votre bienveillance pour
nous et sur le constant intérêt dont vous avez honoré M. Pasteur, pour assurer
le succès de cette demande.
Je vous prie… etc.
[Il n’est pas joint de certificat médical : le bouillant Pasteur, actif et
solide, ne fut jamais cardiaque]
Ç
Et ça marche ! Un congé de trois mois, avec jouissance de son plein
traitement, lui est accordé à partir du 15 février. Son remplaçant à Strasbourg
est Béchamp, qui ne trempe en rien dans cette sauce ; en ce temps-là, et pour
quelques années encore, les deux savants ont de bonnes relations
professionnelles. C’est qu’ils ne travaillent pas sur les mêmes sujets.
Mais aujourd’hui, c’est le père de Pasteur qui s’inquiète de cette
vacance, craignant pour la santé de son fils. Celui-ci le rassure par une
lettre, qui confesse la forfaiture :
Paris, 25
février 1854
Mon cher papa,
D’après ce que Marie t’a dit, tu pourrais croire que je suis plus
malade que je ne suis réellement. Sans ce travail que l’on me demande en vue de
la Correspondance de l’Institut je serais resté à Strasbourg. Seulement tu
comprends que ce congé que ces missions m’ont fait avoir avec traitement
complet est une irrégularité qui a besoin d’être couverte par un motif de
santé. En réalité, je me porte très bien...
Mais papa Pasteur n’est pas convaincu. Honnête, il ne peut comprendre
que son fils Louis abandonne son travail sans être malade. Inquiet, il a écrit
à Biot et contacté M. Laurent. Une seconde fois, Pasteur doit le rassurer :
Paris, 25 février 1854
Mon cher
papa,
Je viens de voir M. Biot qui a reçu une lettre de toi à laquelle il a
répondu hier, et nous avons reçu ce matin une lettre de M. Laurent qui nous dit
que tu es très inquiet d’après la lettre que tu lui as aussi écrite ces jours
derniers.
Je t’avais adressé une lettre déjà ce matin, ignorant ces détails et
je reprends la plume pour te dire que tu n’as aucunement à être inquiet de ma
santé. Je me porte très bien sans être mécontent du repos que je vais prendre
et de la diminution de travail que ces messieurs me donnent. Je serais désolé
que tu fisses le voyage de Paris et que tu te dérangeasses à cause de moi. Tu
as cru que Marie te cachait peut-être que j’étais plus malade, détrompe-toi
bien…
Adieu. Porte-toi aussi bien que moi en ce moment.
Notre savant demandera la prolongation de son congé jusqu’au 1er août,
période des examens. Il s’en explique (toujours à son père) : « je dis au
ministre que j’irai faire passer les examens afin de ne pas augmenter les
embarras du service . C’est aussi pour ne pas laisser à un autre une
somme de 6 ou 700 francs.
Les relations qu’il développe grâce à ce long séjour à Paris se révèlent
rapidement favorables. Dumas lui propose d’être nommé doyen d’une nouvelle
faculté que l’on crée à Nancy . Quelques jours après, c’est le poste de la
Faculté de Lille qui lui est offert, et que Pasteur accepte ; il occupera cette
fonction de 1854 à 1857, temps pendant lequel il continuera ses travaux de
cristallographie.
Une grande préoccupation de Pasteur à cette époque est de se faire élire
à l’Académie des Sciences. Un premier vote lui est défavorable. Il écrit à son
père, en novembre 1856 : « Il n’y a aucun exemple de membres nommés au moment
de leur résidence en province. A cela M. Dumas répondra que mes titres doivent
me rappeler à Paris dans un délai prochain et que l’Académie sait que partout
je travaillerai à sa gloire » (sic ! Et clairons).
Qu’il en soit fait selon votre parole. Peu après c’est le poste
d’administrateur de l’École Normale qui lui est proposé. Il l’accepte et se
trouve définitivement installé à Paris.
Tout est en place pour satisfaire les ambitions du chimiste : reste pour
lui à trouver des sujets de recherche où il puisse se faire valoir, et, ceux-ci
trouvés, à expliquer comment il a pu passer, de cristallographe qu’il était ~
la cristallographie, ce n’est guère populaire ~ à l’étude plus à la mode des
fermentations , puis à celui des maladies contagieuses, prenant par là un rôle
d’expert médical, pour lequel sa formation ne le qualifiait en rien. Ce serait
impensable aujourd’hui. Celui qui, rongé d’ambition, ouvre en sabots les portes
de la médecine moderne, serait attaqué comme charlatan pour exercice illégal de
cet art, par ses propres enfants du tout puissant ordre des médecins.
* * *
Pasteur, simple en famille et devant ses amis ~ quoique toujours très
sérieux ~ devient vite arrogant, intransigeant dès qu’il est sur une tribune,
derrière une chaire ou sur les bancs de l’Académie. Là ressortent tous ses
dons, d’enseignant certes, mais de tribun et de polémiste. Il n’utilise pas ses
dons pour la bonne ou la mauvaise cause. Il les utilise pour sa cause. Son idée
du moment. Jamais il ne s’excuse s’il revient en arrière : il n’hésite pas un
moment à affirmer avec autorité son nouveau chemin de pensée, comme s’il
l’avait toujours suivi, comme s’il n’avait quelque temps avant affirmé
justement le contraire. Nous appelons ça chez nous un culot de commissaire.
Son rôle aurait pu rester celui d’un magnifique enseignant en Chimie et
en Physique, et d’un honnête chercheur en ces matières, si l’ambition ne
l’avait dévoré. C’est dans les années 1855 à 1857 qu’il eut justement des
remarques élogieuses sur son talent de professeur. Le 14 août 1855, le recteur
de l’Académie de Douai envoie cette lettre au Ministre : « Comme
professeur, il domine tous ses collègues qui reconnaissent sans peine sa
supériorité. Sa parole est incisive, nerveuse, ardente même ; ses
démonstrations sont nettes, précises, ses expériences sont parfaitement
préparées et admirablement exécutées. Enfin M. Pasteur est, à tous les égards,
le plus remarquable de la faculté des Sciences de Lille » Et le 27 août 1857,
de façon plus nuancée : « Monsieur Pasteur est toujours le professeur plein
d’ardeur et de zèle dont j’ai parlé les années précédentes. Sa parole, sans
être facile, est claire, animée, saisissante ; ses expériences sont préparées
avec un soin remarquable et exécutées avec une merveilleuse habileté. On
comprend qu’avec cette habileté M. Pasteur doive exercer, et il exerce en
effet, un grand ascendant sur son auditoire. Comme doyen, il surveille avec
l’activité la plus intelligente les travaux de la faculté et il n’a pas moins
d’autorité sur les professeurs que sur les élèves. Ses collaborateurs lui
reprochent un peu de raideur et de sécheresse ; cela tient surtout de ses
habitudes de sévère précision et de calme opiniâtreté que l’étude exclusive des
sciences communique quelquefois à certaines personnes. » Et ne le prépare guère
à l’étude exclusive des sciences de la vie.
Pasteur a une autorité naturelle, c’est un chef qui va attirer la
subordination de ceux qui l’entourent. Il leur demandera plus que de la
soumission : leur dévotion.
* * *
La pureté des sentiments s’estompe vite dès qu’il devient un savant à la
mode, couvert d’honneurs. Les belles phrases qu’il prononce sur la Science et
la Vérité, sur l’honnêteté de sa famille et la valeur morale de ses parents ne
sont que faire-valoir et habitudes de jeunesse toujours répétées. Publicité. Au
visage tranquille, presque serein d’un jeune homme plein de santé et de vigueur
succède avec le temps celui d’un homme ravagé. Son hémiplégie même, au dire de
ses contradicteurs, est le signe de sa dégradation morale : il ne supporte pas
les contradictions qu’il subit lors de ses travaux sur les maladies des vers à
soie. Il a voulu prendre là la première place, celle que lui donnait le
Pouvoir, dans une affaire où il ne connaît rien , et se trouve dominé par des
naturalistes ou des savants qui occupent le terrain en province avant lui.
Plus sa gloire triomphe et ses ambitions se réalisent, plus il est violent
envers ses contradicteurs. Jouteur dangereux, polémiste et tribun bien
français, il parle et écrit bien . Espèce de Jaurès malhonnête, récupérateur et
donneur de leçons, il provoque la lutte et y excelle. Mis en lumière dans des
travaux à la mode, il affirme dès qu’il les entreprend, qu’il « ouvre une voie
nouvelle à la Science », tant mieux s’il copie, tant pis s’il doit dire, avec
même force et même enthousiasme, tout juste le contraire quelques jours après.
Il n’est donc pas le chercheur sincère, calme et silencieux tel que le
tableau d’Edelfelt l’offre à notre admiration. Non ; d’une première idée, nous
l’avons dit, il fait un rêve : « Les expériences qu’il faisait », écrit son
neveu le docteur Loir, » servaient non pas à en voir le résultat pour bâtir une
théorie comme le font souvent certains biologistes, mais elles étaient le
contrôle du rêve de son esprit. » Et il fonce, souvent droit dans le mur où ses
adversaires l’attendent. Mais il sait renverser murs et adversaires, et, maître
équilibriste, retomber presque toujours sur ses pattes.
Une de ses tactiques est l’entretien du mystère sur ses travaux ; il ne
les partage avec personne, rarement avec ses collaborateurs, puis il les expose
en bloc, en un « scoop » bien dans le style du journalisme moderne. Et il ne
laisse à ceux qui voudraient les contrôler que trop peu d’éléments pour le
faire. C’est ce mystère entretenu autour de ses travaux que Koch lui reproche,
comparant son attitude à celle des gestionnaires d’entreprises industrielles, amenés
à cacher leurs brevets. « Le désir de Pasteur de travailler seul a été
constant, et c’est pour cela qu’il détonnait lorsqu’il arrivait dans les
académies en annonçant des résultats qui surprenaient tout le monde. Ses
ennemis, qui n’avaient pas les moyens de se mettre au courant de ses études,
l’accusaient de lancer des fusées que tout le monde devait accepter, sans les
contrôler. » L’entrée de son laboratoire de la rue d’Ulm est hermétiquement
fermée à tous ceux du dehors ; si l’on sonne à la porte fermée à clef, un
assistant regarde à travers le carreau puis revient vers le Maître, disant
doucement le nom. Souvent le visiteur est laissé à la porte car Pasteur ne
supporte pas d’être dérangé. Si l’on approche de lui pendant qu’il travaille,
il ignore l’intrus.
A y regarder de près, Pasteur, pas plus qu’une entreprise, ne travaille
pour la découverte de la vérité. L’un travaille pour sa gloire, l’autre pour
ses gains ; ils se ressemblent en ce sens qu’ils poursuivent par tous moyens
des buts personnels.
* * *
Résumons la « Méthode Pasteur » :
Par son ambition démesurée, Pasteur est poussé à la malhonnêteté
intellectuelle et à la malhonnêteté tout court. Affirmant des contrevérités, il
se présente toujours comme « le premier » sur le chemin de découvertes parcouru
par des collègues, dont la faiblesse est souvent celle de l’honnêteté et de la
modestie. Esprit étroit, « il fonce sur son objectif à l’exclusion de tout
autre ». Pasteur déclare qu’il est le seul à avoir raison, et, cruel avec
ses adversaires, il les tance avec hauteur. Calme dans son laboratoire et avec
ses familiers, il est terrible dès qu’il a ses idées à défendre. « La fausse
légende », dit Adrien Loir, « qui a été propagée de ses prétendus écarts de
caractère avec ceux qui l’entouraient, est due à l’acharnement avec lequel il
défendait ses idées. Naturellement cela avait lieu en public et avait propagé
la réputation d’un Pasteur violent et emporté. Mais il ne l’était qu’en face de
ses contradicteurs scientifiques, qu’il ne ménageait pas et auxquels il
répondait cruellement ».
Pasteur devient mauvais lorsqu’il est attaqué ; il utilise contre ses
adversaires des arguments honnêtes et malhonnêtes, utilisant à fond toute son
énergie, la puissance de son physique, l’art de sa parole et de sa plume.
Tirant la couverture à lui, il ratisse large, et on lui en donne
davantage. Il récupère Semmelweiss , Appert , qui ont travaillé et découvert
avant lui ; il vole ou laisse croire qu’il a lui-même initié ou découvert ce
qui appartient à des contemporains, Lister, Béchamp, Galtier, Davaine,
Toussaint .
Il reste, en fin politique, extrêmement proche du pouvoir en place, quel
qu’il soit. Désintéressé en surface, Pasteur finira sa vie avec une «
récompense nationale » pour des découvertes qu’il n’a pas faites, d’un montant
de 25 000 francs (Napoléon !) par an, un logement dans l’Institut Pasteur et
une place d’administrateur au crédit foncier.
* * *
Il serait calomnieux d’avancer de telles affirmations à l’encontre d’un
savant si mondialement applaudi si nous ne pouvions montrer par des exemples
concrets comment « la méthode Pasteur » fut appliquée. Nous laissons les
fermentations, suivant ce que nous avons exposé ; ces travaux font partie, ô
combien de l’application de « la méthode », mais nous en gardons l’exposé en
annexe, dans une étude exhaustive. Il est d’autres magnifiques exemples : ils
sont significatifs jusqu’à la caricature ; ce sont : l’étude des maladies des
vers à soie, la vaccination contre la maladie dite du charbon des moutons, et
ses « découvertes » concernant la vaccination contre la rage.